Histoire de la transfusion à travers les images (II)
Avancées au cours du XIXe siècle
Restée lettre morte pendant plus d'un siècle, la transfusion sanguine allai( connaître un nouvel essor au XIXe siècle sous l'égide d'un obstétricien anglais, James Blundell (1790-1877), qui, en 1818, transfusa, avec le sang de son époux, une femme atteinte d'une hémorragique cataclysmique du post-partum. Rapidement, Blundell mis au point un dispositif qu'il baptisa du nom de « gravitator » et qui était basé enfin ! sur le principe de la gravité pour injecter le sang du donneur au receveur, et ce par l'intermédiaire d'un récipient maintenu au-dessus du patient.
L'image 1, qui illustrait un article intitulé «Observations on the Transfusion of Blood » paru en 1828 dans le Lancer (volume 2, issue ii, page 321), illustre le fonctionnement de ce « gravitator » qui remplaçait les canules des transfusions du XVile siècle. Le dispositif conçu par Blundell est au centre de l'illustration, le décor et la mise en scène étant réduits à l'intimité d'une chambre à coucher, dans laquelle une chaise renversée permet de fixer l'instrument. Le corps du donneur s'évanouit sous les draps, et l'élément essentiel apparaît comme ce bras tendu d'où jaillit avec force un sang recueilli dans le récipient du « gravitator
On note qu'il s'agit de la première image montrant un receveur de sexe féminin, et surtout mettant en scène une des premières indications de la transfusion moderne, laquelle naîtra au siècle suivant : l'hémorragie du post-partum. La pose alanguie de la patiente contraste avec l'attitude tendue et volontaire de son donneur, mais surtout, si l'on établit une comparaison avec les illustrations précédentes, le contexte a changé du tout au tout il s'agit à présent d'une transfusion véritablement thérapeutique au sens contemporain du terme, à la représentation de laquelle nous nous trouvons aujourd'hui confrontés pour la première Fois (mais les décennies suivantes seront Fertiles en de telles illustrations). L'intention du dessinateur a été avant tout de montrer l'aspect technique de l'intervention.
L'image 2, montre le principe de transfusion de « bras à bras » préconisé par le médecin suisse J. Roussel : son système était un système à double sens transfusant le sang au patient à travers une canule insérée dans une veine. Il avait été décrit en 1867 dans un article de La Gazette des Hôpitaux, mais Roussel déplora par la suite qu'insuffisamment de précisions aient été données dans ce texte sur sa procédure transfusionnelle pour une application sur les terrains des combats lors de la guerre franco-allemande de 1870. L'illustration reproduite ici avait pour finalité, à son époque, de montrer que ce mode de transfusion pouvaitetre utilisé sur le champ de bataille. De fait, après les saignements du post-partum, les hémorragies traumatiques deviendraient, lors des deux conflits mondiaux à venir, l'autre grande indication de la transfusion sanguine.
Quoique le contexte de guerre soit exprimé par la scène elle-même, par son cadre et par les uniformes des personnages, ainsi que par la sacoche du médecin portant une croix rouge, l'image n'est pas sans évoquer la composition classique d'une pieta dans laquelle l'arbre tiendrait le rôle de la croix. Cette impression est renforcée par la position du blessé, bras étendus et paumes tournées vers le ciel. Cette composition de groupe est tout à fait classique: la ligne des épaules des assistants surplombe le blessé et suggère une attitude de protection et de secours. Ici, le donneur remplace la mère. Son regard évoque à la fois la douleur et la compassion. L'expression attentive du médecin remplace l'affliction : l'homme moderne ne se réfugie pas dans la résignation face au destin. Il agit, et avec audace. Comme une mère, Je donneur de sang donne la vie. Mais la métaphore religieuse n'a plus ici le caractère sacrilège qu'elle avait sur certaines images du XVII' siècle, puisque les acteurs de la transfusion agissent en suivant les préceptes du christianisme, dans une sorte de version moderne du « Bon Samaritain ».
L'image 3, montre une transfusion effectuée en 1872 par James Hobson Aveling (1828-1892). Cet obstétricien anglais apporta sa contribution à la technique transfusionnelle en portant secours à une femme de vingt et un ans victime d'une hémorragie du post-partum. L'illustration, purement informative en apparence, joue en réalité sur toute une série de contrastes : le donneur, de sexe masculin et plein de vie, est en position verticale, les yeux ouverts, bras tendu et poing serré, tandis que le receveur est une femme, gisant et paraissant à l'agonie, yeux clos et main ouverte.
L'artiste a précisément placé au centre de l'image le bras donnant le sang et le bras le recevant, non sans quelque liberté dans le réalisme et la perspective pour obtenir un parfait parallélisme de ces bras. Mais l'effet obtenu est ce pont entre la vie et la mort, à la fois symbolique et concret, avec cette canule reliant donneur et receveur. Le dispositif transfusionnel est réduit à sa plus simple expression. L'ensemble a un côté solennel et sobre. Le sang, que ce soit celui de l'hémorragie ou celui du don, n'est pas montré. On devine pourtant qu'il s'agit là de la dernière chance de sauver la malade. Le fait que le donneur soit probablement l'époux de la mourante accentue le caratère tragique de la scène. Une manière de susciter la compassion du lecteur, et parce sentiment, une pleine adhésion à cette thérapeutique encore à l'essai.
L'image 4, illustre l'ouvrage Die Transfusion Des Blutes du polonais Franz Gesellius, édité à Leipzig en 1673. Ce médecin et chirurgien de Vilnius apporta quelques améliorations techniques au prélèvement et au recueil du sang dans un récipient.
Sur cette gravure, le donneur n'apparaît pas le médecin et son équipement technique sont au premier plan, et l'on assiste au déroulement concret de l'opération. Pas de receveur, seulement le bras du donneur et le praticien dans une redingote élégante le but est de mettre en exergue un progrès médical et technique.
L'image 5, est le frontispice de Die Lammblut-Transfusion beim Menschen du médecin allemand Oscar Hermann Hasse (18371898), paru à Leipzig et Saint-Petersbourg en 1874. Hasse, un praticien de Nordhausen, réalisa une série de transfusions avec du sang de mouton. Certains receveurs moururent, d'autres eurent des réactions transfusionnelles variées.
S'il n'y avait le graphisme propre à cette époque, la scène eût rappelé les premières expériences transfusionnelles du XVIle siècle. Sur la présente illustration, le sang passe de la carotide de l'animal ligoté à la veine antecubitale de la patiente par l'intermédiaire d'une canule. Donneur et receveuse paraissent aussi languides l'un que l'autre, et la communion des deux corps semble se prolonger dans ce qui ressemble à un sommeil partagé.
L'image 6, est l'illustration d'un article non signé paru dans le Harper's VVeehly du 4 juillet 1874 (« The Transfusion of Blood. An operation al the Hopital de la Pitié, al Paris »). Cette représentation d'une transfusion réalisée par un chirurgien, le docteur Beher, avec le sang prélevé chez un de ses assistants, le docteur Strauss, est conçue comme une mise en scène d'un acte transfusionnel dont le caractère novateur est souligné par la présence de nombreux spectateurs, hommes de l'art, mais aussi simple public. La présence d'une religieuse, cohérente à cette époque, prend ici une dimension autre, car elle apporte la caution de l'Église à cette opération médicale. On présume que c'est le docteur Betier qui figure au centre de l'image, orchestrant l'opération, et seul à toucher la patiente. Curieusement, tous les figurants portent un tablier blanc, sauf lui.
L'article explique que la patiente est une jeune domestique, âgée de 22 ans, victime de surmenage et d'hémorragies dont l'origine n'est pas précisée. Dans ces circonstances, le geste du médecin qui donne son sang apparaît à la fois comme sacrificiel et salvateur. C'est une position héroïque qui sera représentée à de nombreuses reprises dans les décennies suivantes. Elle illustre d'une façon nouvelle les risques encourus par une profession qui côtoie et défie la mort, comme cela peut être le cas en situation épidémique.
Cette représentation du médecin contribuera grandement au prestige de la profession.
L'image 7 (a et b), réunit deux illustrations parues dans la livraison du 15 août 1875 de la revue La Nature. Elle montre des transfusions réalisées à l'aide du dispositif conçu par le docteur Moncoq. Sur celle de gauche, il s'agit d'un appareil à entonnoir latéral ; sur celle de droite, d'un appareil doté d'une cupule inférieure. Ces dessins purement didactiques soulignent avant tout le besoin, pour les transfuseurs, de disposer de techniques leur permettant de mener à bien l'acte transfusionnel et placent l'évolution de ces techniques au centre du débat.
L'image8, parut dans l'Atlas populaire de médecine, de chirurgie d'Émile Littré, édité chez 1-13. 3aillière en 1883. La patiente, étendue sur un lit, la tête légèrement inclinée vers le bas elle donne l'impression d'être quasi morte, a le bras tendu et posé sur une petite table ; son donneur de sang est assis auprès d'elle, et son bras, comprimé par le brassard des saignées, est tendu sur la même table, parallèle au bras de la transfusée. Se tenant entre les deux, le praticien tient, d'une main, la canule dans la veine de la patiente et, de l'autre, presse la pompe aspirante, tout en surveillant l'expression et la couleur du visage de la malade. L'ensemble donne le sentiment d'une intervention de dernier recours. Il se dégage une impression proche du romantisme dans cette atmosphère intimiste et confinée de ce qui ressemble à une chambre à coucher, dans laquelle l'épouse vient probablement d'accoucher. Même si l'appareillage semble l'élément central du dessin, le médecin parait remplacer le représentant de l'État et prolonger l'union de ce couple en détresse. La transfusion est alors comme la matérialisation de l'amour qui les unit, et de la fidélité qu'ils se sont promis mutuellement.
En cette fin de siècle, le recours au mari pour donner le sang salvateur est une pratique courante On sait aujourd'hui qu'il s'agissait d'une aberration immunologique. Mais dans le contexte et le niveau de connaissance de l'époque, dans l'urgence de la situation, cette solution s'imposait à l'esprit Peut-être même, de façon inconsciente, l'homme réalisait, par cet acte, un deuxième don de vie : après avoir donné son « sang blanc » qui avait fécondé . sa femme, il donnait son « sang rouge » pour lui permettre d'accomplir son rôle de mère.
L'image 9, est une illustration de l'ouvrage On the transfusion of blood and saline fluide, de Charles Egerton Jennings, édité à Londres en 1888. Une fois de plus, c'est la transfusion d'une femme (dont on n'entrevoit que le sein nu) avec le sang d'un homme. La manière dont fonctionne le dispositif posé sur la chaise n'est pas évidente : est-ce une méthode
pour éviter toute entrée d'air dans le circuit, ou est-ce le mélange de sang et d'une solution saline ? Jennings, qui était un obstétricien, était en effet favorable à l'utilisation de solutions salines comme alternative à la transfusion sanguine.
On remarque la largeur de l'entaille au pli du coude de l'homme, soulignant son tempérament héroïque, et l'on suppose que le dessinateur s'est Fait plaisir en prétextant le caractère scientifique du dessin pour s'autoriser la représentation d'un sein qui n'était pas indispensable à la compréhension du dispositif.
L'image 10, est une peinture de Jules Adler datant de
1882. Elle montre une transfusion de sang de chèvre à une patiente. Cette oeuvre, qui Fut exposée au Salon de Paris (où elle obtint un prix), avait été commandée par le médecin que l'on voit opérer. Le docteur Simon Bernheim était un spécialiste célèbre de la tuberculose. La même année, il avait publié, dans une revue médicale Française, un article intitulé Transfusion de sang de chèvre et tuberculose pulmonaire on pensait à l'époque que la transfusion pouvait renforcer l'immunité anti-tuberculeuse.
Il Faut toutefois se souvenir que, dans les dernières années du XIXe siècle, une grande partie de la communauté médicale -considérait que le sang humain et le sang animal étaient incompatibles. Il été avait été démontré, dès 1873, que leur mélange induisait la Formation d'agglutinats visibles à l'ceil nu. Cette représentation peinte d'un événement médical indique qu'un tel sujet était perçu comme digne des grands thèmes historiques tels que les traitaient les artistes officiels. La visibilité du sang y est par ailleurs très discrète, mais elle contraste avec la couleur blanche, qui est largement dominante (oreiller, pâleur du visage de la patiente, tabliers des médecins). L'ceuvre est dominée par une esthétique romantique - chevelure défaite d'une héroïne languissante, bras dénudés et voiles (c'est Ophélie sur la table d'opération), et c'est ce qui conserve à l'ceuvre une Force émotionnelle certaine. Mais elle Fait preuve également d'un réalisme indéniable : les médecins sont en veste, comme ils apparaissent sur les toiles de Caillebotte ; l'arrière-plan de la toile est solidement ancrée dans le quotidien : la table et les meubles sont simples et rustiques, l'animal est très réaliste, et l'on voit s'affairer une infirmière, ou une domestique, au fond de la pièce.
La peinture ne met pas seulement en exergue un héros médecin, mais bien davantage une équipe. Cette désjndividualisation de la médecine, par cet effet de diffraction, apporte force et vigueur à l'oeuvre. En fait, ce pourrait être le même médecin vu à des moments différents, comme si l'artiste avait eu pour but de représenter un protocole plus qu'un acte médical. Cependant, le regard d'aujourd'hui est également frappé par le déficit d'hygiène de l'arrière-plan, qui tranche avec la blancheur immaculée du premier plan
L'image 11, Transfusion Of Blood. Is It Too Late ? (« Transfusion sanguine. Est-ce trop tard ? »), par William Allen Rogers, parue dans le Harper's Weehly du 2 octobre 1880, est une caricature inspirée par la tentative d'un candidat à la présidence des États-Unis, VVinfield Hancoch, de ressusciter une démocratie moribonde. La campagne du héros de guerre était basée sur son intégrité morale, qualité requise pour lutter contre la corruption généralisée. On aperçoit en arrière-plan les canons de Fort Columbus (aujourd'hui Fort Jay), où Hancoch assurait le commandement de l'« Atlantic Division' de l'armée américaine. Dans cette allégorie politique,
le candidat-donneur de sang est représenté dans une attitude décidée, avec une expression martiale le sabre et l'artillerie sont là pour rappeler les actions militaires de Hancoch, et la démocratie américaine comme une femme d'une maigreur effrayante, proche de sa fin. Le candidat tend le bras à cette dernière comme on donne le bras à une mariée, comparaison suggérée par le drap porté par la femme à la manière d'un voile nuptial. La transfusion sanguine était, aux États-Unis, une technique récente et peu connue, qui avait cependant été appliquée durant l'épidémie de choléra de 1832. Son utilisation dans cette caricature confirme que cette thérapeutique était bien considérée à l'époque comme l'ultime recours face à une situation désespérée, mais également dotée d'un potentiel quasi-miraculeux. Il est probable que ce dessin choqua quelques lecteurs, et intrigua les autres.
L'image 12, est une autre allégorie politique, datant de la même époque (1884). C'est une composition de Joseph Keppler, fondateur du périodique Puch. Intitulée The Transfusion of blood. May the operation prove a success ! (« La transfusion sanguine. Puisse l'opération être un succès ! »), cette lithographie montre le Parti indépendant espérant revigorer la démocratie par une transfusion de sang. Elle utilise le thème de la transfusion de manière allégorique, avec une intention satirique, et reflète la signification de l'imaginaire du sang comme vecteur de traits psychologiques : le renouvellement de la force vitale, ainsi que les vertus morales et la jeunesse.
L'image 13, est une autre caricature, dessinée par Grant Hamilton et publiée au cours de la campagne présidentielle de 1888 pour la revue Judge du 30 juin 1988. Elle est intitulée Transfusion of blood. A dangerous proposed experiment (« Transfusion sanguine. Une dangereuse expérience à proposer») . Il s'agit encore d'une allégorie, dont le but est de dénoncer le projet de loi de Roger Mills relatif à la baisse des taxes à l'importation, projet violemment combattu piar les Républicains. Mills, représenté comme le médecin opérant la transfusion, essaie de convaincre un travailleur américain de donner son sang à un travailleur anglais moribond.« Cela peut sauver le patient, mais aussi vous affaiblir. Et en cas d'échec, vous pouvez y laisser votre vie. » L'ouvrier américain rétorque : « Alors gentlemen, je ne le ferai pas, la préservation de soi est la première loi de la nature » . La caricature politique présente ici Mills accompagné du président Cleveland, mais surtout de l'impopulaire John Bull, rival et équivalent anglais de l'Oncle Sam, dont l'allure replète tranche avec l'aspect cadavérique de l'ouvrier anglais.
Aujourd'hui, c'est surtout la représentation de l'acte transfusionnel qui est intéressante. Une fois encore, une revue satirique l'utilise pour illustrer le transfert d'une énergie qui évoque la ressuscitation. Mais cette fois, c'est l'ambivalence de cette nouvelle thérapeutique qui est utilisée de façon allégorique : la transfusion est présentée comme un jeu de hasard à l'issue incertaine, et c'est même la vie du donneur qui est ici en danger.